Le tempérament et le développement de l’anxiété et de la dépression chez les jeunes enfants
Nathan A. Fox, Ph.D., Tahl I. Frenkel, M.A.
University of Maryland, États-Unis
Introduction
Les troubles anxieux en général, et le trouble d’anxiété sociale (TAS) en particulier, entraînent une souffrance importante et font augmenter le risque d’issues négatives à long terme. La plupart des troubles anxieux observés chez l’adulte ont commencé pendant l’enfance ou l’adolescence.1 Ils sont très communs : leur prévalence varie entre 5 et 10 %, alors que la prévalence du TAS varie quant à elle de 1,6 % à 8,5 %.2-4 En recherche prospective, on a montré qu’un trait tempéramental nommé « inhibition comportementale » est le meilleur prédicteur connu du risque de développer ultérieurement une forme d’anxiété.5,6
Cet article vise à examiner brièvement les liens entre ce trait tempéramental et l’émergence de troubles anxieux. Plus précisément, nous examinerons les résultats de recherche sur les processus cognitifs qui contribuent à l’apparition des troubles anxieux chez les enfants au comportement inhibé. En lien avec des résultats récents suggérant que l’inhibition comportementale pourrait non seulement prédisposer spécifiquement à l’anxiété mais aussi être un facteur de risque plus général de troubles d’internalisation,7 nous passerons également en revue la littérature existante (mais limitée) qui lie le tempérament précoce et le développement ultérieur de la dépression.
Sujet
Le trait tempéramental de l’inhibition comportementale peut être observé dès les premières années de la vie. Les nourrissons inhibés manifestent une détresse et une réactivité motrice accrues devant des stimuli nouveaux. Puis, entre l’âge de deux et quatre ans, ils évitent les rencontres sociales et ont tendance à se retirer des situations sociales inconnues. Ils sont moins sûrs d’eux-mêmes5,6 et sujets au rejet par les pairs,8,9 ce qui est associé à une perception de soi négative.10 Ainsi, les enfants inhibés ont moins d’amis11 et rapportent vivre plus d’anxiété et de solitude.12
La recherche sur le risque d’anxiété a été axée sur le tempérament précoce, particulièrement l’inhibition comportementale.10,13,14 Par exemple, Schwartz et coll.6 ont montré que 61 % des jeunes de 13 ans qui manifestaient de l’inhibition comportementale à deux ans démontrent des signes clairs d’anxiété au cours de leurs interactions sociales, comparativement à seulement 27 % de ceux qui n’étaient pas inhibés à deux ans. De façon similaire, Chronis-Tuscano et coll.15 ont rapporté que la probabilité de recevoir un diagnostic de trouble d’anxiété sociale au cours de la vie est quatre fois plus grande chez les adolescents qui présentaient un niveau élevé et stable d’inhibition comportementale entre l’âge d’un an et sept ans. Les données de ces deux études suggèrent que le tempérament en bas âge restreint les issues développementales possibles sans les déterminer de manière rigide. En effet, seulement environ la moitié des enfants inhibés présentent un risque d’anxiété et celle-ci a tendance à fluctuer au fil du temps.16
Nous affirmons que le tempérament pendant l’enfance façonne la manière dont les individus perçoivent leur environnement, ce qui influence en retour leurs interactions sociales et leur évolution sur les plans social et de la santé mentale.17 Cette dynamique est particulièrement évidente au début de l’adolescence, lorsque l’émergence du groupe de pairs en tant qu’influence prédominante sur le développement coïncide avec des augmentations marquées de la psychopathologie16 et particulièrement du TAS.6,15,18 Le tempérament façonne aussi des processus cognitifs vitaux, comme l’attention et certains processus exécutifs, qui conditionnent la perception et la réaction des enfants aux indices sociaux de leur environnement.
Problèmes
Des questions demeurent sans réponse en ce qui concerne les relations fonctionnelles et structurelles entre le tempérament et l’anxiété.19 Plusieurs revues de littérature10,17,20,21 ont noté une variété de similarités et de différences comportementales et physiologiques entre les individus au tempérament inhibé et les individus anxieux. Si l’on conceptualise l’inhibition et l’anxiété comme deux construits distincts, on peut poser qu’un tempérament inhibé augmente le risque d’anxiété chez l’enfant ou encore qu’il influence la stabilité ou la sévérité des troubles anxieux une fois qu’ils sont apparus.10 Selon une conceptualisation alternative, ces termes pourraient simplement référer à des aspects différents du même construit sous-jacent, les distinctions entre eux étant simplement imposées par la pratique.21
Contexte de la recherche
La littérature suggère que certaines perturbations des mécanismes attentionnels qui agissent « de bas en haut » (ou « bottom up » en anglais) et des processus de contrôle exécutif qui agissent « de haut en bas » (ou « top down » en anglais) pourraient jouer un rôle central dans l’étiologie et le maintien de l’anxiété.22 Ces perturbations s’étendent tant aux stimuli qui portent une charge émotive qu’à ceux qui sont neutres sur le plan affectif. Elles entraînent un traitement préférentiel de catégories spécifiques de stimuli, à savoir un biais envers les indices de menace, ainsi qu’une vigilance accrue à l’égard de sa propre performance et de son propre comportement (qu’on peut nommer « autosurveillance cognitive »). D’une part, les enfants23-25 et les adultes26,27 anxieux exhibent des biais attentionnels à l’égard des stimulis menaçants. Des travaux antérieurs28,29 ont montré que, lors d’une tâche sur les biais attentionnels, les réactions de l’amygdale et du cortex préfrontal ventrolatéral (CPFVL) devant un stimulus menaçant sont perturbées chez les adolescents dont l’anxiété atteint une sévérité clinique. Le biais envers la menace est un mécanisme attentionnel « du bas vers le haut » rapide et automatique qui façonne la cognition et le comportement. D’autre part, la recherche met aussi l’accent sur un réseau ramifié au sein du cortex préfrontal, par lequel l’attention est déployée pour surveiller étroitement son propre comportement et incorporer une rétroaction, et qui permet ensuite de faire appel à des mécanismes de contrôle cognitif plus spécialisés pour modifier le comportement subséquent.30-32 Les perturbations liées à l’anxiété dans ce réseau sont évidentes tant chez les enfants33 que chez les adultes.34 Les études d’imagerie ont impliqué le cortex cingulé antérieur(CCA) dans ce processus, car il semble hyperactif chez les individus anxieux lors de tâches qui requièrent un contrôle cognitif « de haut en bas ».35
Questions clés de la recherche
Environ 15-20 % des enfants américains caucasiens au développement normal manifestent le trait tempéramental de l’inhibition comportementale pendant leur petite enfance. Les études longitudinales ont montré qu’environ la moitié de ces enfants au comportement inhibé développent un trouble anxieux à l’adolescence ou au début de l’âge adulte. Une question clé de la recherche, dans une perspective d’intervention précoce, est d’identifier quels facteurs (dans l’environnement ou chez l’enfant) contribuent aux différentes trajectoires observées au fil du temps, en protégeant contre le risque d’anxiété ou en l’aggravant.
Résultats récents de la recherche
Biais attentionnel envers la menace
Des résultats d’études récentes suggèrent que l’inhibition comportementale se reflète dans des perturbations du contrôle attentionnel.36,37 Deux études longitudinales18,38 ont examiné le lien entre l’inhibition comportementale pendant l’enfance, le biais attentionnel envers la menace et l’émergence ultérieure du retrait social. Pérez-Edgar et coll.18 ont montré que les adolescents qui avaient un comportement inhibé en bas âge manifestaient un plus fort biais attentionnel envers la menace. De plus, ce biais attentionnel modérait la relation entre l’inhibition comportementale en bas âge et le retrait social actuel à l’adolescence. Dans une autre étude, Pérez-Edgar et coll.38 ont montré que l’inhibition comportementale vers l’âge d’un an ou deux prédit un niveau élevé de retrait social pendant la petite enfance. Là encore, cette relation était modérée par le biais attentionnel envers la menace, puisqu’elle était seulement observée chez les enfants qui manifestaient un tel biais attentionnel. Ces données appuient l’idée selon laquelle le biais attentionnel envers la menace constituerait un modérateur significatif de la relation entre l’inhibition comportementale et l’émergence ultérieure d’une anxiété de sévérité clinique.
Processus exécutifs : contrôle inhibiteur et autosurveillance cognitive
Le contrôle inhibiteur décrit l’habileté à inhiber et outrepasser des réactions et des comportements dominants en faveur de réactions et de comportements plus appropriés ou sous-dominants.39 L’autosurveillance cognitive reflète l’habileté à observer son propre comportement, à remarquer ses erreurs et à faire des corrections suite à une rétroaction. On pense que ces processus exécutifs jouent un rôle dans la régulation des émotions négatives et la réactivité tempéramentale.40-42
Bon nombre d’études ont révélé que le contrôle inhibiteur agit comme modérateur entre l’inhibition comportementale et les comportements anxieux, sa présence chez l’enfant inhibé prédisant une aggravation de tels comportements. On a montré que les enfants au comportement inhibé ayant un fort contrôle inhibiteur sont plus anxieux,43 moins compétents et plus retirés en contexte social44 que les enfants au comportement inhibé ayant un faible contrôle inhibiteur. De façon similaire, White et coll.45 ont montré qu’un fort contrôle inhibiteur accroît le risque de trouble anxieux chez les enfants au comportement fortement inhibé.
Des travaux parallèles ont révélé qu’une plus grande autosurveillance cognitive était associée à une plus forte anxiété, tant chez les adultes46,47 que chez les enfants.48 McDermott et coll.49 ont montré que l’autosurveillance cognitive était plus marquée chez les adolescents qui avaient un comportement fortement inhibé en bas âge que chez ceux qui avaient un comportement faiblement inhibé. De plus, une forte autosurveillance cognitive modérait la relation entre l’inhibition comportementale précoce et les troubles anxieux ultérieurs.49 Ainsi, comme le biais attentionnel envers la menace, les processus exécutifs de contrôle inhibiteur et d’autosurveillance cognitive agissent comme modérateurs en élevant le risque d’anxiété chez les enfants au tempérament inhibé.
Lacunes de la recherche
L’évolution développementale est le résultat des interactions mutuelles entre les caractéristiques intrinsèques d’un enfant et son environnement, de sorte que l’enfant est à la fois le producteur et le produit de cet environnement.50 L’inhibition comportementale peut entraîner l’enfant dans une direction parmi plusieurs disponibles et une issue en particulier peut résulter d’une multitude de cheminements prédisposants.10 La recherche doit donc considérer un bon nombre de facteurs modérateurs potentiels qui peuvent entrer en jeu à des moments variés du développement. Peu de recherches ont examiné la nature discontinue de l’inhibition comportementale et les facteurs de protection qui pourraient possiblement contribuer à cette discontinuité et à la prévention subséquente de la psychopathologie. La discontinuité de l’inhibition comportementale chez certains enfants offre une opportunité importante d’identification des facteurs qui pourraient potentiellement être utilisés dans les interventions préventives.
En outre, les liens entre l’inhibition comportementale et la dépression ont été moins examinés sur le plan empirique. À ce sujet, il est important de noter que les individus qui souffrent de troubles anxieux sont plus à risque de développer une dépression que les individus non anxieux.51 La littérature suggère aussi que, dans plusieurs cas, la présence d’un trouble anxieux précède le développement d’une dépression majeure.52 Étant donné ces relations temporelles entre l’anxiété et la dépression, il est possible que les liens entre l’inhibition comportementale et la dépression soient largement dépendants de la présence d’anxiété. En fait, une étude a révélé que l’anxiété sociale médiatise totalement la relation entre l’inhibition comportementale et la dépression.53 De manière similaire, d’autres études54 de modélisation par équations structurelles ayant examiné les liens entre l’inhibition comportementale, l’anxiété et la dépression ont montré que le cheminement par lequel l’inhibition comportementale entraîne l’anxiété, qui à son tour mène à la dépression, était celui qui s’ajustait le mieux aux données recueillies.
D’autres études ont exploré la spécificité des composantes sociale et non sociale de l’inhibition comportementale en bas âge et leur relation avec les symptômes actuels de dépression anhédonique, d’anxiété sociale et d’hyperactivité anxieuse chez de jeunes adultes. Les résultats obtenus sont contradictoires : certaines études suggèrent que c’est l’inhibition comportementale non sociale (qui se reflète dans une attitude généralement craintive), et non l’inhibition comportementale sociale, qui accroît le risque de dépression future,55 alors que d’autres études suggèrent que les symptômes de dépression sont reliés plus fortement à l’inhibition sociale que non sociale en bas âge.56
Sportel57 a mené une investigation intéressante au sujet des effets additifs et interactifs de l’inhibition comportementale et du contrôle attentionnel sur les problèmes d’internalisation dans un échantillon d’adolescents ne provenant pas de milieux cliniques. Les résultats ont révélé que les symptômes d’anxiété étaient associés plus fortement à l’inhibition comportementale qu’au contrôle attentionnel, tandis que les symptômes de dépression étaient associés plus fortement au contrôle attentionnel qu’à l’inhibition comportementale. De plus, alors que l’inhibition comportementale était associée à la fois à l’anxiété et à la dépression, le contrôle attentionnel modérait ces associations, réduisant l’impact d’une forte inhibition comportementale sur l’apparition des deux troubles d’internalisation.
Finalement, il est important de noter que, dans la littérature sur le tempérament comme facteur de vulnérabilité à la dépression, plusieurs théoriciens ont développé des modèles qui lient des styles tempéramentaux autres que l’inhibition comportementale à la dépression, en particulier l’Émotivité Positive (EP) et l’Émotivité Négative (EN).58 Plusieurs études transversales ont rapporté que les jeunes et les adultes qui présentent des symptômes dépressifs exhibent des niveaux réduits d’EP et des niveaux accrus d’EN59,60,61 et que la combinaison de ces deux facteurs est associée aux symptômes dépressifs dans des échantillons d’individus provenant de milieux cliniques62,63 et de la population générale.61,64,65 En outre, des études longitudinales ont montré que des niveaux plus faibles d’EP60,66,67 et plus élevés d’EN pendant l’enfance68-70 prédisent le développement de symptômes et troubles dépressifs. Par exemple, une faible EP chez les enfants d’âge préscolaire prédit un style cognitif plus « dépressotypique » à sept ans et plus de symptômes dépressifs à dix ans.71,72
Conclusion
L’inhibition comportementale est un facteur de risque de développement de troubles d’internalisation, mais la recherche montre qu’un trouble ne se développe pas chez tous les enfants ayant ce trait tempéramental. La recherche actuelle est axée sur la description des interactions complexes entre le tempérament et les facteurs modérateurs potentiels qui peuvent altérer les trajectoires qu’il fait prendre au développement. La recherche sur les facteurs endogènes suggère que l’attention et certains processus exécutifs sont deux modérateurs importants capables de mener l’inhibition comportementale à des troubles anxieux ou plutôt à la résilience devant l’anxiété. Plusieurs travaux, n’ayant pas été abordés dans cette revue, ont aussi porté sur le rôle des facteurs exogènes dans la modération des effets de l’inhibition comportementale.16,73
Implications pour les parents, les services et les politiques
L’identification des jeunes enfants à risque de troubles anxieux et l’implantation d’efforts de prévention pour réduire ce risque sont des considérations pratiques importantes découlant de la recherche sur l’inhibition comportementale. Étant donné la nature conciliante et peu perturbatrice des enfants au comportement inhibé, les enseignants et les parents ne les identifient pas nécessairement comme tels en bas âge ou au début de l’école primaire. Comme un trouble anxieux ne se développe que chez une partie des enfants au comportement inhibé, il est important d’identifier les facteurs, tant endogènes qu’exogènes, qui modèrent les liens entre le tempérament et la psychopathologie. La recherche préliminaire est optimiste quant aux stratégies de prévention et programmes d’éducation facilement accessibles pour les parents et autres responsables d’enfants inhibés d’âge préscolaire.74 De tels programmes visent à éduquer ces adultes concernés sur la nature du tempérament et du retrait social et à leur offrir des techniques par lesquelles ils peuvent aider les enfants au comportement inhibé à mieux réguler leur réactivité à la nouveauté, pour favoriser le développement de leurs habiletés sociales et réduire leurs comportements inhibés et anxieux au fil du temps. Finalement, des approches novatrices, dont l’entraînement aux processus attentionnels et exécutifs, pourraient réduire efficacement la tendance au retrait social anxieux chez les enfants à risque de développer un trouble.
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Pour citer cet article :
Fox NA, Frenkel TI. Le tempérament et le développement de l’anxiété et de la dépression chez les jeunes enfants. Dans: Tremblay RE, Boivin M, Peters RDeV, eds. Rapee RM, éd. thème. Encyclopédie sur le développement des jeunes enfants [en ligne]. https://www.enfant-encyclopedie.com/anxiete-et-depression/selon-experts/le-temperament-et-le-developpement-de-lanxiete-et-de-la. Publié : Mars 2013. Consulté le 22 décembre 2024.
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